L'institutionnalisation des arts vivants

Théâtre le Capitole (Québec)

« Les arts de la scène constituent l’un des secteurs le plus dynamiques de la culture québécoise contemporaine. Depuis une vingtaine d’années, l’envergure et la qualité des festivals consacrés aux pratiques scéniques, ainsi que le remarquable succès de plusieurs compagnies à l’étranger ont témoigné éloquemment de l’insertion des artistes québécois dans les circuits internationaux. »

Montréal, ville spectaculaire

Dès les années 1880, à Montréal, on présente des spectacles de théâtre britannique et des spectacles burlesques américains présentés par des troupes de tournée et des troupes locales.

« Dans son ensemble, le théâtre qu’on peut voir au Québec jusqu’à la Crise [de 1929]  est un théâtre de son temps. Les troupes de tournée américaines, qui se succèdent hebdomadairement dans les grandes salles montréalaises et qui passent régulièrement à Québec, offrent au public local des spectacles inégaux sans doute, mais bien rodés et tout à fait récents. Ces spectacles, issus ou inspirés des principaux théâtres de Broadway, sont souvent des adaptations américaines des plus grands succès parisiens et londoniens. Et comme Paris et Londres sont les capitales incontestées du théâtre occidental à cette époque, le Québec bénéficie du coup d’une fenêtre privilégiée sur ce qui se fait dans les centres les plus dynamiques qui soient. »

« […] le spectacle burlesque est un spectacle hybride, éclaté, fait d’une succession de numéros et de sketches sans rapport les uns avec les autres: un bref acte comique en ouverture, un numéro musical joué par l’orchestre ensuite, une chanson, un tour de force, une curiosité, un numéro de danse, plus ou moins suggestif, parfois une ligne de filles (les héritières des « chahuteuses » du café-concert), une farce musicale, une chanteuse d’opéra, un autre morceau musical et, en grande finale, un spectacle farcesque de trente à quarante minutes, à la limite de l’allégorie – mais sans masque -, comportant des morceaux chantés, mimés ou dansés et regroupant souvent, mais pas forcément, tous les participants des numéros antérieurs. »

«Grâce à Jean Grimaldi et à Henry Deyglun entre autres, le théâtre de tournée, qui est essentiellement celui du burlesque, de la revue, du mélodrame et des variétés, fait son entrée au Saguenay et au Lac-Saint-Jean, dans le Bas-du-Fleuve, en Abitibi, dans les Laurentides. […] rappelons que les artistes de la scène qui jouissent de quelque notoriété, se retrouvent en très grand nombre à la radio où ne tardent pas à se développer – dès 1935 – des radioséries et des radioromans au retentissement phénoménal. C’est une invasion massive. On peut se demander s’il faut s’en réjouir ou si le théâtre n’y a pas beaucoup perdu. Qu’auraient fait ces artistes sans la radio ? N’auraient-ils pas défendu la scène autrement ? Auraient-ils trouvé le moyen d’y survivre ? Une chose est sûre, la radio n’a pas radicalement modifié leur méthode de travail. D’autre part, c’est aussi, généralement, le lieu de l’éphémère, du vite fait, du vite consommé. »

Gratien Gélinas et de nombreux comédiens sur la scène du Monument National lors d'une représentation des revues Fridolinons en 1945

« Gracien Gélinas parvient le premier, avec son Fridolinons, à adopter dans une production professionnelle certaines des règles fondamentales de la modernité : une véritable mise en scène20 , une unité, la mobilisation de multiples pratiques scéniques (éclairage, musique, scénographie, jeu) convergeant vers un même but. À la différence de Daoust dont il reprend la formule déjà expérimentée, Gélinas délaisse les obligatoires fréquence hebdomadaire et distribution par emplois. En outre, Fridolinons repose sur un texte tout à fait original, et l’œuvre est rigoureusement préparée et dirigée. L’apport de Gélinas ne s’arrête pas là. 

Si Fridolin, ce garnement attachant, affublé de son inséparable sling shot, ne cesse de pulvériser les records d’assistance, c’est parce que sa présence comble un vide. La modernité, en effet, est européenne, et ni les animateurs du MRT ni les Compagnons de Saint-Laurent ne parviennent ou ne cherchent véritablement à la québéciser. Tant par leur répertoire que par leur jeu, ces troupes ont davantage oeuvré à la transplantation sur les scènes locales d’un théâtre étranger qu’à l’édification d’un théâtre moderne proprement québécois.»

MARCHANDISATION / INDUSTRIALISATION / INSTITUTIONNALISATION

En culture, les processus d’industrialisation demeurent plus ou moins achevés. En fait, dans la plupart des cas, la création artistique, et souvent le secteur de la production, sont peu touchés par l’industrialisation.

De ce point de vue, on ne peut pas vraiment parler d’une industrie du spectacle, même si l’ensemble des activités reliées à celui-ci sont largement marchandisées.

Marchandisation

La marchandisation se réfère au processus de transformation des objets et services en marchandises, c’est-à-dire en produits ayant à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange et donc soumis aux lois du marché.

La marchandisation est donc un phénomène beaucoup plus large que l’industrialisation, en même temps qu’elle constitue un à priori nécessaire mais non suffisant ; ce qui implique qu’une activité productive peut être marchandisée sans être industrialisée.

« […] dans le spectacle, il va sans dire, on ne peut envisager de mécanisation ; l’innovation, quoique fréquente et importante, est de nature strictement artistique et n’influence en rien la productivité ; et le coût d’une représentation ne peut être abaissé grâce à l’augmentation du nombre de représentations, de même que la durée d’un spectacle ne peut être réduite par la transformation des méthodes de production. Ces caractéristiques s’expliquent par le fait que, dans la diffusion du spectacle, la production et la consommation sont simultanées.

Le travail est constitutif du produit fini et on ne saurait le remplacer sans dénaturer le produit lui-même. Les artistes ne sont pas des intermédiaires entre des matières premières et un produit achevé, pour eux le travail est une fin en soi et leur activité même constitue le bien de celui qui consomme le spectacle. »

Productivité

Les spectacles vivants peuvent difficilement gagner en productivité : jusqu’à un certain niveau, on ne peut pas raccourcir le temps de production (durée du spectacle) et augmenter la quantité de produits (nombre de représentations) de manière illimitée.

Les gains en productivité du secteur du spectacle reposent alors sur une série de stratégies visant à maximiser la rentabilité d’une même production.

Stratégies d'industrialisation du spectacle

Diminuer les coûts / Augmenter les bénéfices

La première stratégie consiste à diminuer les frais de pré-production (conception, répétitions), de production (costumes, décors, cachets) et augmenter les revenus en maximisant le prix des billets et l’exploitation de la marque. 

Augmenter la jauge

On peut aussi chercher à augmenter la taille de la salle où le spectacle est diffusé afin d’augmenter le nombre de billets vendus et l’ensemble des bénéfices reliés.

Dupliquer la production

Certains spectacles peuvent, dans certains cas, présenter différentes distributions en même temps dans différents marchés afin de doubler le nombre de représentations simultanées. Cela fonctionne surtout pour les spectacles à grand déploiement comme les comédies musicales ou les spectacles de cique.

Médiatiser le spectacle

Une autre stratégie consiste à étendre la portée du spectacle au-delà des murs de la salle par une captation sonore et/ou visuelle qui sera ensuite vendue ou diffusée dans les médias.

Ces critères, parmi d’autres, permettent aux économistes «néoclassiques» de conclure que le spectacle est un domaine qui doit nécessairement bénéficier de l’intervention et du soutien de l’État.

Aussi, le développement du spectacle vivant a plutôt tendu vers des processus d’institutionnalisation que d’industrialisation.

« En se dotant d’institutions théâtrales, en se professionnalisant et se nationalisant, le théâtre québécois connaît un essor fulgurant sur une très courte période de quarante ans.

Le milieu théâtral s’institutionnalise : le rideau se lève sur la première production du Théâtre du Nouveau Monde en 1951 ; le Conseil des arts de la région métropolitaine commence à octroyer des subventions en 1956; le Centre d’essai des auteurs dramatiques est fondé en 1965 (il enregistre sa nouvelle raison sociale, le Centre des auteurs dramatiques, en 1991) ; la Place des Arts s’érige en 1963 au centre-ville de Montréal tandis que Québec inaugure le Grand Théâtre de Québec en 1971 .

Le théâtre se professionnalise : le Conservatoire de musique et d’art dramatique, un réseau d’écoles des arts de la scène, dont deux de théâtre et sept de musique, est fondé en 1942; depuis 1961, l’École nationale de théâtre du Canada à Montréal offre une formation professionnelle en jeu, en écriture dramatique, en scénographie et en production ; les arts de la piste s’enseignent à l’École nationale du cirque à Montréal (fondée en 1981).

Le milieu s’institutionnalise, avec la fondation de sociétés des arts de la scène comme l’Union des artistes (1937), et de sociétés et d’organes de la critique universitaire. »

L’Institutionnalisation

L’institutionnalisation réfère aux processus conduisant à rendre permanentes certaines pratiques, certaines organisations, etc.

En culture, ce processus caractérise principalement les organisations (compagnies, lieux de diffusion, événements, organisations, etc.) qui reçoivent leur caractère institutionnel de la part du public qui les adopte et les maintient, et de l’État qui assure leur financement et leur garantit un cadre d’opération privilégié. En raison de leur histoire, de leur évolution et de leur positionnement, certaines de ces organisations sont qualifiées d’«institutionnelles».

Un théâtre institutionnel se caractérise par :

  • Un mandat artistique réalisé par la direction artistique
  • Une activité de production générant une saison théâtrale
  • Un lieu de représentation
  • Une activité artistique ouverte à l’ensemble des publics
  • Une activité artistique ouverte à l’ensemble de la communauté théâtrale
  • Un fonctionnement garant de pérennité
  • Un mode d’évaluation spécifique à sa nature institutionnelle

« Une institution théâtrale est un organisme professionnel dont la mission, le rôle et les responsabilités sont reconnus comme essentiels à la vie artistique par la société, le milieu théâtral et l’État; et auquel sont accordés un statut et des moyens financiers qui confirment son mandat et en assurent sa pérennité. »

Les processus d’institutionnalisation/industrialisation affectent différemment chacun des domaines du spectacle vivant :

Théâtre

Danse

Musique

Variétés

Cirque

Humour

Sports

Recherche & Création

Les étapes de la production des spectacles varient selon la discipline, mais impliquent toujours un processus collectif de création, lequel fait appel à des auteurs, des concepteurs, des metteurs en scène, des chorégraphes, des musiciens, des éclairagistes, des concepteurs sonores, des concepteurs de costumes, de décors, etc. qui sont généralement impliqués assez rapidement dans les étapes de conception.

Production

Les coûts de production d’un spectacle varient énormément selon les disciplines et les choix artistiques et sont principalement répartis entre les cachets et la scénographie.

La production est généralement confiée à des entreprises (troupes) indépendantes qui proposent des projets ou se font confier un mandat de création par un diffuseur.

Diffusion

À l’exception de la phase dite de «booking» (planification des tournées ou «vente» des spectacles aux diffuseurs), il n’y a pas, à proprement parler, d’étape de «distribution» dans le spectacle. L’étape clé du spectacle est donc celle de la diffusion, et à cet égard, ce sont généralement les salles de spectacle qui occupent le rôle central dans la chaîne de valorisation des spectacles. L’État accorde différentes formes de soutien permettant aux diffuseurs d’assumer les coûts élevés d’exploitation des salles de spectacles (subventions, allègements fiscaux, etc.).

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