Université du Québec à Montréal | École des médias

Du multimédia au jeu vidéo

Création assistée par ordinateur :
la naissance du multimédia québécois

En 1986, Daniel Langlois, Richard Mercille et Laurent Lauzon fondent l’entrprise Softimage

Le logiciel Softimage permet de créer des images de synthèse en trois dimensions

Le logiciel Softimage est d’abord utilisé pour créer des effets spéciaux au cinéma…

… et sera vite adopté grâce aux succès oscarisés Terminator 2 (1992) et Jurassic Park (1993) qui l’utilisent pour créer des animations jusqu’alors impensables au cinéma.

Le logiciel est ensuite utilisé pour produire les jeux de la console Saturn de Sega, qui permet de développer rapidement des éléments 3D ; Softimage servira entre autres à créer les jeux The Legend of Zelda Ocarina of Time de Nintendo, Resident Evil de Capcom ou Silent Hill de Konami.

Softimage sera vendue pour 130 millions de dollars par Microsoft en 1994 avant de passer aux mains d’Avid Technology en 1998, puis d’Autodesk en 2008. Sa dernière version a été publiée en 2014 et depuis, le logiciel n’est plus réédité.

Daniel Langlois, principal actionnaire de l’entreprise, deviendra mécène et investisseur et fondera notamment le laboratoire de création et de diffusion numérique Ex-Centris en activité sur Saint-Laurent de 1999 à 2016.

« Au tournant des années 1990, le jeu vidéo se professionnalise [et s’industrialise] de plus en plus. Si, dès les années 80, des entreprises comme Coleco et Sierra pratiquent déjà la séparation des métiers allant jusqu’à avoir des concepteurs sonores, des graphistes, des programmeurs sonores et des concepteurs de jeu, c’est loin d’être la norme. Mais en 1992, la plupart des entreprises du secteur fonctionnent de la sorte. […] Il est donc temps de passer à la vitesse supérieure et le Québec est bien équipé pour y arriver. »

Le cinéma : à l'origine du jeu vidéo québécois

En 1994, Rémi Racine, co-fondateur de Megatoon, une entreprise spécialisée en animation, lance Multimédia Interactive, se spécialisant dans la conception de logiciels de divertissement (jeux vidéo).

L’entreprise est acquise en 1995 par Malofilm, une société de production cinématographique fondée par René Malo, et fusionne l’année d’après avec Behaviour Intéractive.

Aujourd’hui, le studio est évalué à 552 M$ et constitue officiellement l’entreprise de jeu vidéo québécoise la plus ancienne toujours en activité, titre qu’elle dispute avec un autre acteur majeur de l’industrie…

Ubisoft : le plan Mercure

L’entreprise Ubisoft, lancée en 1986 en France.

À l’origine, l’entreprise distribue les jeux des grandes sociétés américaines et européennes comme Elite, Electronic Arts, Sierra ou Lucas Arts tout en développant ses propres jeux vidéo qui connaîtront rapidement un succès commercial.

Au début des années 1980, l’entreprise se déploie rapidement en France et à l’étranger (Roumanie, Chine).

En 1995, elle lance le jeu Rayman, simultanément en Europe, au Japon et en Amérique du Nord pour la nouvelle console PlayStation de Sony. En 1996, l’entreprise fait son entrée en bourse et attire l’attention d’un lobbyiste québécois…

« Suite aux résultats mitigés de la création d’un bureau commercial à San Francisco, les Guillemot songeaient à s’implanter ailleurs en Amérique du Nord, quand un consultant, proche du parti québécois, a mis en place une sorte de piège.

Il a annoncé aux dirigeants d’Ubisoft que s’ils s’installaient à Montréal, ils bénéficieraient de subventions très significatives du gouvernement du Québec pour toute création d’emploi (à hauteur de 25 000 dollars canadiens par an pendant 3 ans). Il a ensuite informé le ministre québécois [Bernard Landry] que s’il faisait une offre de ce type à Ubisoft, la société accepterait de s’installer à Montréal ! Dans le contexte canadien/québécois, une offre de la province pour une implantation si prestigieuse et alors médiatisée ne pouvait qu’inciter l’échelon fédéral à renchérir. Celui-ci a doublé la proposition, qui est ainsi devenue extrêmement intéressante. La ville de Montréal s’est également impliquée et l’accord sur le Plan Mercure a été signé en 1997. »

Le Plan Mercure a été imaginé par Sylvain Vaugeois afin donner une impulsion à la filière du «multimédia» à Montréal. En résumé, le plan consiste à subventionner une partie des nouveaux emplois dans ce domaine en plein essor à l’échelle internationale. L’État s’engage à verser 25 000 $ par emploi créé, pendant trois ans ; en contrepartie, l’entreprise s’engage à créer plus de 500 emplois.

Le plan Mercure aura comme effet d’inciter les entreprises du jeu vidéo de venir s’installer à Montréal, pour y faire du développement (plutôt que de l’édition) de jeux AAA. Malgré un début audacieux et des résultats parfois contestés, le plan Mercure deviendra l’inspiration d’un modèle d’intervention publique qui servira dans différentes domaines et régions.

« Avec les aides, nous pouvons embaucher les meilleurs talents mondiaux au meilleur prix », se félicite Alain Tascan, fondateur d’Ubisoft Montréal.

En 2000, Ubisoft achète Red Storm Entertainment, le studio de développement de Tom Clancy, célèbre romancier américain et confie au studio de Montréal le mandat de réaliser le jeu Tom Clancy’s Splinter Cell.

Ubisoft récupèrera aussi les droits des jeux Myst, Chessmaster mais aussi et surtout de Prince of Persia l’année d’après.

Développé par Patrice Désilets, le jeu Prince of Persia Les sables du temps connaîtra un succès critique et commercial conduisant à

la production de deux suites. Ce jeu, mêlant acrobaties, parkour et combats à l’épée sera à l’origine de la série à succès Assassin’s Creed, dont le premier volet été édité en 2007 pour les consoles Xbox 360 et PS3.

« Jusqu’alors, Ubisoft développait surtout des jeux destinés à la famille et aux enfants, ce que reflétait le logo de l’époque, un charmant petit arc-en-ciel. L’achat de Redstorm Entertainment s’est fait pratiquement sous la pression des employés de Montréal, qui dans leur vie privée étaient des hardcore gamers, c’est-à-dire des joueurs de haut niveau pratiquant essentiellement des jeux de stratégie, d’action et de tir. La famille Guillemot a pris acte de la culture, des compétences et des talents de ses propres employés et a transformé radicalement l’orientation de la firme, ce qui s’est traduit au passage par l’adoption d’un nouveau logo »

L'écosystème Montréalais du jeu vidéo

La présence d’Ubisoft va stimuler l’écosystème du «multimédia» à Montréal, et plus largement au Québec.

À la suite du studio français, d’autres grands studios de jeux vidéo choisiront le Québec pour y développer des filiales : Electronic Arts Montréal (2004), Eidos Montréal (2007), Warner Bros. Games Montréal (2010), Larian Québec (2015), Gearbox Québec (2017), Dontnod Montréal (2020), TiMi Montréal (2021)…

« La création ne se fait pas dans le désert, elle se nourrit de cette énergie, de ce tourbillon urbain qui nous entoure »

« Il serait pourtant réducteur de résumer le miracle canadien au seul crédit d’impôt. “Ça, c’est l’argument des jaloux”, sourit Stéphane d’Astous, patron d’Eidos Montréal. “On trouve ici une main-d’oeuvre très compétente et qualifiée issue de cursus universitaires de qualité. On jouit également de la présence de nombreuses sociétés multimédias, avec qui on peut travailler en sous-traitance. Et les faibles charges sont aussi un gros plus ”.

Selon les autorités canadiennes, le prix du mètre carré à Montréal pour des locaux professionnels est cinq fois moins élevé qu’à Paris. »

Le Québec compte sur des centres de formation spécialisée et sur des établissements d’enseignement privés et publics, collégiaux et universitaires, qui échangent avec les entreprises sur la qualification requise de la main-d’oeuvre : École de arts numériques, de l’animation et du design (École Nad) / Institut national de l’image et du son (INIS) / etc.

Le gouvernement soutien également les activités de centres indépendants de recherche de renommée mondiale en arts numériques : Société des arts technologiques (SAT) / Réseau international dédié à la recherche‑création en arts médiatiques, design, technologie et culture numérique (HEXAGRAM) Oboro / Centre de recherche informatique de Montréal (CRIM).

Finalement, l’écosystème de l’industrie du jeu vidéo regroupe des associations visant à dynamiser et à animer le secteur par l’organisation d’événements majeurs. Parmi ces associations : La Guilde du jeu vidéo du Québec / Association des producteurs d’expériences numériques (Xn Québec) / TechnoMontréal / International Game Developers Association (IGDA).

« Le milieu québécois du jeu vidéo se porte fort bien. À l’échelle nationale, le Québec constitue d’ailleurs le moteur principal de l’industrie au Canada, représentant presque un emploi sur deux (46 %) parmi les 27 000 au pays. Avec 13 000 postes, il devance aisément la Colombie-Britannique (7 300) et l’Ontario (5 000).

Alors que le tiers des studios canadiens sont situés au Québec, la valeur de l’industrie québécoise du jeu vidéo a franchi le cap du milliard de dollars en 2019. Il s’agit d’un bond spectaculaire, car à peine deux ans auparavant, ce chiffre s’établissait à 827 millions de dollars.

Cela dit, le Québec ne s’illustre pas qu’à l’intérieur des frontières canadiennes puisqu’il fait partie des trois grands centres mondiaux de production du jeu vidéo avec l’État de la Californie et la ville de Tokyo. Depuis 2015, on a d’ailleurs observé chez nous une augmentation de 66 % de la quantité de studios, ce qui porte leur total à 231. »

L’effet des grappes industrielles

Globalement, les revenus des entreprises de jeux vidéo établies au Québec proviennent à 96 % de l’étranger. 72 % des entreprises établies au Québec sont à Montréal et où se trouvent 91 % des travailleurs et travailleuses de l’industrie.

En 2020, Montréal totalisait 8 661 emplois dans le jeu vidéo se situant au quatrième rang au monde sur ce plan, derrière Los Angeles (25 406), San Francisco (16 082) et Seattle (14 847).

« L’industrie du jeu fabrique des produits destinés au divertissement, dans un contexte de grande compétition où le caractère innovateur du jeu constitue la clé du succès, tant au point de vue technologique qu’esthétique; la valeur esthétique se manifestera dans la qualité des références artistiques du jeu tout autant que dans le caractère stimulant de l’expérience proposée.

Comme chaque produit est inédit et unique, le processus de production est peu prévisible et l’incertitude commune à tout contexte d’innovation est grande. Le risque financier encouru est par conséquent élevé, car il est difficile de prévoir la durée, les moyens et les ressources nécessaires. Pire, lorsque l’équipe a franchi ces obstacles, rien n’assure le producteur du succès du jeu auprès des consommateurs; les échecs sont bien plus courants que les succès commerciaux, on parle même d’un taux de 90 à 95 % de jeux qui n’atteignent pas le seuil de rentabilité. »

« Ces risques élevés sont en partie transférés aux studios de conception et aux petits concepteurs indépendants, car les éditeurs de jeux – les géants de l’industrie – ont une grande aversion au risque. Ces entreprises achètent les droits liés à des titres produits par des studios de conception, sous forme de licence d’utilisation commerciale dont le paiement sous forme de redevances est lié au succès obtenu par le jeu sur le marché; le titre est en fait payé une somme variable, comme l’auteur d’un livre par l’éditeur à qui il a cédé ses droits, en fonction du rendement du jeu sur le marché.

Les studios de conception doivent donc gérer un processus de création et d’innovation comportant un risque considérable, c’est-à-dire celui de ne pas atteindre un seuil de rentabilité. Un projet peut durer de un à 3 ans et employer quelques concepteurs ou 100 à 200; l’ampleur des projets varie infiniment. Ils peuvent coûter entre 5 et 20 millions $ mais parfois jusqu’à 40 millions $ et à ce niveau d’investissement, la pression est grande, car on doit vendre un million de copies pour couvrir seulement ses frais.

« 2012 est une année charnière à plusieurs égards sur le plan global de l’industrie du jeu vidéo, alors que le mouvement de démocratisation des outils de production et la prolifération de jeux vidéo amateurs ou indépendants amorcée depuis quelques années se concrétisent pleinement, notamment avec la montée des médias sociaux, des plateformes de partage et du sociofinancement, qui permettent aux développeurs et aux éditeurs de jeux de se rapprocher du public comme jamais auparavant. À ce titre, on ne saurait sous-estimer l’importance des outils de production abordables, voire gratuits, qui se sont lentement imposés au cours du XXIe siècle. Parmi eux, notons le logiciel Blender et la plateforme Unity — notons aussi que les nouveaux bureaux de la filiale montréalaise de Unity Technologies sont représentatifs des succès de l’entreprise (Benessaieh, 2018). Néanmoins, l’évolution du secteur du jeu vidéo n’est pas uniquement technologique et logistique, mais passe en grande partie par les transformations politiques. »

L’essor de l’industrie indépendante est soutenu par quatre facteurs :

1) nouvelles modalités en matière d’investissements publics ou parapublics ;

2) la « fission de firmes », des employés quittent les grands studio s pour devenir entrepreneurs ;

3) l’arrivée des nouveaux diplômés en jeu vidéo, notamment formés aux cycles supérieurs ; et

4) la mise en place de réseaux maillés de mentorat, de parrainage et de partage d’expertise, à la fois verticaux et horizontaux.

C’est dans ce contexte qu’apparaît la Guilde des développeurs de jeux vidéo indépendants du Québec, une organisation visant à réunir les studios indépendants pour qu’ils mutualisent des services, partagent mieux les connaissances et les expertises, augmentent leur poids et fassent front commun sur les enjeux les plus préoccupants de l’industrie, et ce, pour être mieux entendus par les deux ordres de gouvernement, c’est-à-dire à l’échelle de la province aussi bien que du pays. En quelques années, la Guilde devient le plus gros regroupement de ce type au monde, avec plus de 2 000 travailleurs dans 200 studios regroupés sous la forme juridique d’une coopérative.

L'écosystème de la créativité numérique

La vitalité de l’écosystème québécois ne repose pas que sur la vigueur des studios de pré-production et de production.

Aux concepteurs de jeu, concepteurs de niveaux, graphistes 2D et 3D, directeurs créatifs, producteurs, réalisateurs, etc., il faut aussi ajouter un ensemble de professions connexes qui permettent à de nombreuses entreprises d’exister.

Un vaste réseau d’entreprises spécialisées font partie intégrante de l’écosystème en offrant des services à plusieurs étapes du processus de production d’un jeu vidéo réalisant des tests de qualité, de la musique et des effets sonores (La Hacienda Creative), du doublage et du motion capture (Game On), et d’autres services surmesure (Turbulent), en plus de développer des éléments pour les moteurs de jeu (Unity Montréal).

Ces expertises ne profitent pas qu’au secteur du jeu vidéo et favorisent le développement nombreuses filières de l’industrie numérique.

Effets visuels

Lié au cinéma et à la production audiovisuelle, le secteur des effets visuels s’est développé rapidement dans les filières du développement de logiciels spécialisés (Softimage, Toon Boom Animation, Kaydara) et l’édition d’effets spéciaux (Rodéo FX, Technicolor, Hybride)

Réalité augmentée et virtuelle

Au Québec, l’industrie de la RV et de la RA repose sur des petites entreprises innovantes offrant des produits dans toute la chaîne de valeur : dispositifs, logiciels et contenus (Félix & Paul, Illogika).

Intelligence artificielle

Stimulé par la recherche universitaire et des personnalités hautement médiatisées, le développement de l’intelligence artificielle est l’une des plus récentes grappes industrielles bénéficiant des stratégies d’investissement de l’État. Les labor atoires indépendants (MILA, IVADO), les startups (Element AI, Hopper), les incubateurs et événements participent à l’écosystème voué au développement de propriété intellectuelle d’envergure mondiale.

De nombreux professionnels du secteur technologique ont les aptitudes pour travailler aussi bien dans le secteur financier que dans la santé ou même dans le jeu vidéo. Seul ce dernier secteur bénéficie toutefois de ces crédits d’impôt. Dans cette industrie fortement concentrée à Montréal, les principaux employeurs sont des sociétés étrangères.

De plus en plus d’entreprises québécoises s’opposent à ces crédits d’impôt qui, selon elles, non seulement désavantagent les entreprises de secteurs autres que le multimédia, mais nuisent aussi à l’essor des entreprises québécoises. Avant la pandémie, le président et chef de la direction de Stingray, Éric Boyko, ainsi que l’ancien p.-d.g. de l’Industrielle Alliance Yvon Charest avaient exprimé leur souhait de les voir disparaître.

Ces deux représentants du Québec inc. jugeaient plus pertinent d’établir de nouveaux programmes qui aideraient plutôt les PME québécoises à davantage numériser leurs activités. La pandémie a rapidement illustré le besoin d’accélérer ce virage numérique, mais le gouvernement n’a toujours pas touché aux crédits d’impôt offerts aux sociétés multimédias.

Illustration Thibault, Le Devoir