Université du Québec à Montréal | École des médias

CRISES À L'ÈRE de l'économie numérique

Comment s’attaquer à la crise environnementale quand nos systèmes économiques reposent encore principalement sur la surproduction matérielle et l’extraction des ressources naturelles…

… auxquelles participent très activement les entreprises du « numérique » ?

On a tendance à penser que le numérique est « dématérialisé ». Pourtant, c’est tout le contraire. Les secteurs numériques de l’économie, et la numérisation généralisée des toutes les industries, ont des effets complexes et majeurs sur le climat, la biodiversité et l’environnement en général…

…tout en présentant aussi des pistes de solutions aux défis d’adaptation et de transformation de nos économies.  

CRISE ENVIRONNEMENTALE

« Dématérialisation, virtualisation, cloud, information, réseaux, données, simulation, avatars, réalité virtuelle, smartgrids, e-objets, courriels… sont autant de termes empruntés au champ lexical de l’informatique. Clairement, ces mots teintés d’intelligence nous éloignent de la réalité physique, tangible, mobilisant des ressources, quant à elles, bien réelles et générant des polluants définitivement non virtuels. Pourtant, les estimations de consommation d’électricité des technologies de l’information et de la communication (TICs), dans leur ensemble, sont de l’ordre de 10 % de la consommation totale, aujourd’hui, au niveau mondial. »

« Les dommages causés à l’environnement découlent d’abord des milliards d’interfaces (tablettes, ordinateurs, smartphones) qui nous ouvrent la porte d’Internet. Ils proviennent également des données que nous produisons à chaque instant : transportées, stockées, traitées dans de vastes infrastructures consommatrices de ressources et d’énergie, ces informations permettront de créer de nouveaux contenus digitaux pour lesquels il faudra… toujours plus d’interfaces !

[…]

Les chiffres sont édifiants : l’industrie numérique mondiale consomme tant d’eau, de matériaux et d’énergie que son empreinte représente trois fois celle d’un pays comme la France ou le Royaume-Uni. Les technologies digitales mobilisent aujourd’hui 10 % de l’électricité produite dans le monde et rejetteraient près de 4 % des émissions globales de dioxyde de carbone (CO2), soit un peu moins du double du secteur civil aérien mondial »

« J’ai de la peine pour les jeunes générations, parce qu’on leur ment. On leur fait croire qu’elles peuvent vivre dans un monde virtuel, hyper numérisé et sans externalités. C’est complètement faux. Elles le vivent aujourd’hui, mais c’est extrêmement ponctuel. Les externalités du numérique sont un drame humain et environnemental, et ça ne peut pas durer. Il faut arrêter de croire que c’est ça, l’avenir. C’est tout sauf l’avenir : c’est la destruction assurée. Plus vous verrez d’écrans, plus vous verrez d’appareils numériques et d’objets connectés ou automatisés, plus vous verrez de datacenters… plus il y aura d’amoncellements de déchets miniers et d’eaux contaminées cachés derrière. C’est inévitable. »

L’empreinte écologique d’un produit ou d’un service numérique ne se limite pas aux questions énergétiques et aux impacts climatiques pendant sa phase d’usage :

  • L’utilisation de métaux, dont un grand nombre de métaux rares, dont l’extraction est particulièrement polluante et qui repose en partie sur des pratiques esclavagistes 
  • La fabrication des équipements nécessaires au traitement et à l’échange d’information concentre entre 1/4 et 3/4 des impacts environnementaux de l’économie numérique
  • Globalement, la numérisation généralisée de la société contribue à l’augmentation de la consommation d’électricité dont la production reste, pour la plupart, dépendante des énergies fossiles (charbon, gaz naturel) ou sur la destruction d’écosystèmes (grands barrages)
  • Les déchets électroniques constituent une source considérable de rejets toxiques, menaçant la santé de millions de personnes, particulièrement les enfants.

Notre utilisation des réseaux et des technologies numériques est tout sauf responsable… et l’utilisation du web est tout sauf efficiente.

Accessibilité continue
La norme qui exige d’avoir accès en tout temps à toutes les ressources du web implique une consommation continue d’énergie et la mobilisation de ressources considérables pour maintenir et les réseaux à niveau. 

Collecte et stockage des données
Les milliards de données collectées par l’économie numérique exigent d’être stockées. Les centres de stockage des données se multiplient un peu partout, exigeant des ressources pour garder les serveurs actifs et assurer leur refroidissement. 

À New York, des chambres de serveurs sont aménagées sur les toits des édifices

La collecte systématique et mondiale de toutes sortes de données « décuple les besoins en centres de données », analyse un professionnel chez Bolt. Les cloud cities (« cités-nuages »), spécialisées dans le stockage de données, essaiment en Chine. D’ailleurs, le plus grand centre de données de la planète s’étend dans la ville de Langfang, à une heure de voiture au sud de Pékin, sur près de 600 000 mètres carrés, c’est-à-dire la surface de… 110 terrains de football ! La consommation des centres de données en eau et électricité, nécessaires pour refroidir les machines, croît d’autant plus que les fournisseurs de services mettent tout en œuvre pour éviter ce que l’on appelle, dans l’industrie, un « noir complet » : la panne générale, due à un défaut d’alimentation électrique, une fuite d’eau dans le système de climatisation, un bug informatique…

Serveurs zombies
Pour éviter les bris de service et assurer la sauvegarde des données, les informations sont souvent décuplées et copiées sur différents serveurs.  

Surdimension des infrastructures
Les hébergeurs et fournisseurs d’accès proposent des technologies trop puissantes pour l’utilisation que nous en faisons et n’utilisent pas toute la capacité des infrastructures en place.

Les robots pollueurs
À l’utilisation humaine, il faut ajouter tous les robots, bots, objets connectés, et les intelligences artificielles qui exploitent des ressources bien matérielles.

« Nous devons mieux comprendre les effets très complexes qu’entraînent l’utilisation, bonne ou mauvaise, que l’on fait de l’IA… Ce qui est de plus en plus difficile à estimer. […] 

Par exemple, les algorithmes de recommandation et de publicité sont souvent utilisés en publicité, ce qui contribue encourager la consommation, ce qui augmente l’empreinte environnementale. Il est également important de cmprendre comment les moèles d’IA sont utilisés. Plusieurs compagnies comme Google ou Meta utilisent les modèles d’IA pour effectuer des tâches, comme classer les commentaires des utilisateurs ou recommander des contenus. Ces actions utilisent très peu d’énergie, mais sont reproduites des milliards de fois chaque jour. À la longue, ça compte. »

« Paramétrés pour générer le profit plutôt que pour prévenir la fonte des glaces, les fonds algorithmiques accélèrent la crise climatique. »

« Les technologies digitales sont le miroir de nos inquiétudes contemporaines, de notre nouvelle écologie angoissée. Elles portent néanmoins de fabuleux espoirs de progrès pour l’humanité. Avec elles, nous allons allonger l’espérance de vie des hommes, sonder les origines du cosmos, généraliser l’accès à l’éducation et modéliser les prochaines pandémies. Elles stimuleront même de formidables initiatives écologiques. »

« Si les entreprises du numérique se révèlent plus puissantes que les pouvoirs de régulation qui s’exercent sur elles, le risque existe que nous ne soyons plus en mesure de contrôler leur impact écologique »

COMBATTRE LA CROISSANCE

« Prévenir l’aggravation de la crise écologique, et même commencer à restaurer l’environnement, est dans le principe assez simple : il faut que l’humanité réduise son impact sur la biosphère. Y parvenir est également en principe assez simple : cela signifie réduire nos prélèvements de minerais, de bois, d’eau, d’or, de pétrole, etc., et réduire nos rejets de gaz à effet de serre, de déchets chimiques, de matières radioactives, d’emballages, etc. Ce qui signifie réduire la consommation matérielle globale de nos sociétés. Une telle réduction constitue le levier essentiel pour changer la donne écologique. »

« […] une rupture majeure est intervenue dans le fonctionnement du capitalisme depuis soixante ans. Durant ce que l’on a appelé les « trente glorieuses », l’enrichissement collectif permis par la hausse continue de la productivité était assez équitablement distribué entre capital et travail, si bien que les rapports d’inégalité demeuraient stables. À partir des années 1980, un ensemble de circonstances, qu’il n’est pas lieu d’analyser ici, a conduit à un décrochage de plus en plus prononcé entre les détenteurs du capital et la masse des citoyens. L’oligarchie accumule revenus et patrimoine à un degré jamais vu depuis un siècle.

Il est essentiel de s’intéresser à la façon concrète dont les hyper-riches utilisent leur argent. Celui-ci n’est plus caché comme au temps de l’austère bourgeoisie protestante décrite par Max Weber : il nourrit au contraire une consommation outrancière de yachts, d’avions privés, de résidences immenses, de bijoux, de montres, de voyages exotiques, d’un fatras clinquant de dilapidation somptuaire. Pourquoi cela est-il un moteur de la crise écologique ?  »

Les émissions de gaz à effet de serre provenant des investissements de 125 milliardaires à travers le monde équivalent chaque année à celles d’un grand pays comme la France, soit 393 millions de tonnes d’émissions en équivalent carbone. […] Prises individuellement, les émissions de chacun de ces milliardaires sont un million de fois plus élevées que celles de n’importe quelle personne n’appartenant pas aux 10% les plus riches de l’humanité. Le rapport Les milliardaires du carbone s’appuie sur une analyse détaillée des investissements faits par 125 des milliardaires les plus riches dans certaines des plus grandes entreprises du monde, et des émissions de carbone liées ces investissements. Ensemble, ces milliardaires détiennent une participation de 2400 milliards de dollars dans 183 entreprises. Le rapport révèle que ces investissements produisent une moyenne annuelle de 3 millions de tonnes de CO2e, soit un million de fois plus que les 2,76 tonnes de CO2e produites individuellement par 90 % de l’humanité. Ces émissions s’ajoutent à celles liées à leur mode de vie et à leur consommation personnelle. Ce total est probablement encore plus élevé, puisqu’il a été démontré que les émissions dévoilées par les entreprises sous-estiment systématiquement leur véritable impact sur l’environnement. Par ailleurs, les milliardaires et les entreprises qui ne révèlent pas publiquement leurs émissions, et qui n’ont donc pas pu être inclus dans l’analyse, sont peut-être ceux dont l’impact climatique est le plus élevé.

ORGANISER LA DÉCROISSANCE

Qui va réduire sa consommation matérielle ? On estime que 20 à 30 % de la population mondiale consomme 70 à 80 % des ressources tirées chaque année de la biosphère. C’est donc de ces 20 à 30 % que le changement doit venir, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des peuples d’Amérique du nord, d’Europe et du Japon. Au sein de ces sociétés surdéveloppées, ce n’est pas aux pauvres, [aux assistés sociaux], aux salariés modestes que l’on va proposer de réduire la consommation matérielle. Mais ce n’est pas non plus seulement les hyper-riches qui doivent opérer cette réduction […] C’est à l’ensemble des classes moyennes occidentales que doit être proposée la réduction de la consommation matérielle. »

« La proposition de baisse de la consommation matérielle peut sembler provocante dans le bain idéologique dans lequel nous sommes plongés. Mais, aujourd’hui, l’augmentation de la consommation matérielle globale n’est plus associée avec une augmentation du bien-être collectif – elle entraîne au contraire une dégradation de ce bien-être. Une civilisation choisissant la réduction de la consommation matérielle verra par ailleurs s’ouvrir la porte d’autres politiques. Outillée par le transfert de richesses que permettra la réduction des inégalités, elle pourra stimuler les activités humaines socialement utiles et à faible impact écologique. Santé, éducation, transports, énergie, agriculture sont autant de domaines où les besoins sociaux sont grands et les possibilités d’action importantes. Il s’agit de renouveler l’économie par l’idée de l’utilité humaine plutôt que par l’obsession de la production matérielle, de favoriser le lien social plutôt que la satisfaction individuelle. Face à la crise écologique, il nous faut consommer moins pour répartir mieux. Afin de mieux vivre ensemble plutôt que de consommer seuls. »

On voit ici que la question de l’inégalité est centrale : les classes moyennes n’accepteront pas d’aller dans la direction d’une moindre consommation matérielle si perdure la situation actuelle d’inégalité, si le changement nécessaire n’est pas équitablement adopté. Recréer le sentiment de solidarité essentiel pour parvenir à cette réorientation radicale de notre culture suppose évidemment que soit entrepris un resserrement rigoureux des inégalités – ce qui, par ailleurs, transformerait le modèle culturel existant. »

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